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DORIAN Chavez: Je préfère un espace ouvert, le O en majuscule

Sibi-Bogdan Teodorescu : Est tu d'accord sur le fait que la peinture suppose un acte d'appropriation tandis que la danse travaille une dissolution du corps, malgré une physicalité affirmée ? Si oui, si non, par quels moyens ?

Dorian Chavez : Oui, la peinture présuppose une tentative d’appropriation du réel, mais son désir plus profond, rarement atteint, est de faire corps avec ce qui est peint. Une pomme, quelques vases, deux trois figures totemiques arrivent à rendre visible ce que les yeux supportent à peine. 

La danse travaille comme tu dis à une dissolution du corps, mais même on pourrait dire à une disparition de ce qui est organisé dans le corps, un écroulement organique, une débauche orgiaque. S-BT : Je t'inviterai à raconter de façon brève ton parcours artistique en insistant un peu sur le foot. Quels seraient à ton avis le liens profonds entre la danse et le foot en particulier et entre ce dernier et l'art en général ? Au premier abord le foot, par sa popularité, n'a pas trop affaire avec le monde de l'art, plus crypté, malgré quelques tournants au XXème siècle vers un effacement entre l'art et la vie. 

Du coup, le foot, imprégné par la compétition et les enjeux financiers ou/et socio-politiques, également touché par une certaine présence de testostérone, a l'air de ne pas bien coller à l'exploration de l'expression artistique ou tout autre complexité quasi philosophique.

DC : Oui c’est bien vrai, c’est ce que le foot donne l’air ; mais comme toute chose nouvelle dans un agencement ancien, elle doit se cacher pour grandir, se déguiser pour créer, faire beaucoup de bruit pour protéger le mystère de son silence. Et le silence est sans doute un élément essentiel du foot, contrairement aux apparences. Quand on y joue, ou qu’on s’y implique corps et âme, ces moments flottants où le ballon commence sa trajectoire, où tout le monde est tendu vers le but de cette trajectoire. Ce moment de flottement du ballon créé un silence au fond de chaque tissu musculaire, qui rend possible des souvenirs puissants inscrits dans les gènes.

Anciennement, nous avons mis nos corps à l’épreuve pour chasser, pour s’échapper, pour rejoindre, pour se tapir ou pour fuir. Le silence est de mise dans ces activités essentielles.

Et puis il y a tout le jeu avec le hasard : à travers l’entrainement et l’implication totale à la performance, il reste un petit seuil de hasard. Avec l’évolution du foot professionnel, cet espace dédié à l’hasard devient plus petit, mais étrangement son rôle est beaucoup plus important. A un moment donné des hautes performances, il y a ceux qui veulent que leur travaille paye, et qui fragmentent le hasard, essaient par la performance athlétique de dominer ce hasard, ou tout du moins de l’accepter. Mais certains, et à vrai dire peut être seulement un, Lionel Messi, il a enseigné le chant de celui qui affirme le hasard: c’est celui qui aime le plus jouer, et comme il aime le jeu, il lui fait non seulement confiance, il va plus loin, il l’incite et le motive, instigateur d’accident. Le jeu et son hasard se mettent de son côté. La chance sourit aux audacieux, la vie aime qu’on danse avec elle, le hasard rend bien à qui l’aime de tout son coeur.

Toujours me vient cette phrase de Deleuze qui parle de Nietzsche (qu’il aime): ne pas accepter le hasard, mais l’affirmer.

C’est aussi un sport ou une sorte de tricherie est permise, motivée même, sacralisé comme la main de Dieu. Ca c’est magnifique. Il faut être coubertiniste pour se complaire de manière fair-play avec cette bienséance si française et souhaiter à l’adversaire « que le meilleur gagne ». Zidane est rentré au panthéon des mythes quand il a filé son coup de boule. Les Français qui l’ont critiqué n’ont rien compris.

Les sports avec contact physique entre les corps des athlètes, sont presque tous des sport de combat. Le foot a eu l’idée merveilleuse de mettre entre les rivaux un ballon de cuir. Tout le champs libidinal s’écoule et se nettoie par la sphère de peau animale, qui agit comme une dialyse, et dans son mouvement tourbillon il purifie l’énergie masculine de son débordement guerrier.

Il y a aussi un phénomène plus grand, surtout en Europe, qui consiste à croire que ton niveau intellectuel est au niveau de ce que tu consommes. Une honte ontologique de kiffer Britney Spears, une infâmie morale de pleurer un but en finale, une erreur éthique manger un kebab avec des criminels, une cruauté s’émouvoir d’un taureau.

S-BT : Et si on parlait du public ? Préfères tu un genre de public particulier ? De toute évidence un public instruit serait plus capable de répondre favorablement aux propos de l'artiste, mais à contrario, un public, un public moins habitué aux manifestations artistiques pourrait créer un dialogue plus surprenant etc. 

DC : Elle est compliqué cette histoire du public, et si simple en même temps. Le public est d’abord dans la tête du créateur. Le public en lui même, de manière objective, n’existe pas trop, si différentes sont les sensibilités de chacun.

Un public instruit est souvent trop plein de clichés, il est sourd, mais il paye de bons cachets. 

Un public moins habitué aux manifestations artistiques est aussi un public sourd, qui ne voit pas grand chose derrière le fait que c’est de l’art, il se dit « ah c’est de l’art », et ça lui suffit.

Avec Sisypholia on aborde cette thématique, et en plus de performer devant des gens qu’ont jamais vu ça, qui parfois ne se rendent même pas compte de ce que ça peut être, et que ça dérange pas et que je trouve très bien qu’il en soit ainsi. Et nous faisons des interventions, ateliers, avec des publics divers, pour sensibiliser... et bien je dois être honnête avec toi, et peut être il vaut mieux que mes employeurs ne m’écoutent pas, mais j’y crois pas du tout. C’est du politiquement correct, de l’art-washing.

Bien sûr, dans certains cas il se passe des choses, mais c’est trop rare et incontrôlé comparé avec tous les moyens employés avec la médiation ou la sensibilisation etc…

Du coup, le public que je préfère, c’est celui qui est là, maintenant.

C’est aussi celui que je ne connais pas, dont je n’ai aucune idée de la réception de ce que je suis en train de faire et de composer; ces gestes qui ignorent leur répercussions sont les plus touchants. Ceux qui se savent bons ou ceux qui se savent nuls sont froids, il faut la chaleur de l’incertain.

Ceux qui tombent amoureux, tombent souvent amoureux des gestes, des paroles et des hésitations que l’aimé.e n’aurait jamais cru être les bons à l’amour. On prépare mille choses pour séduire, mais on ne sait jamais par où viendra ce qui fait tomber l’autre, l’effondrement émotionnel face au charme du bégaiement.

C’est un mauvais exemple pour le public où il n’est pas question d’amour. Il y a juste certains qui inconsciemment te permettent plus de libérté, te donnent une impression d’agrandissement possible, t’écoutent. C’est rare l’écoute. Voilà un bon public, des écoutants.

 

Performance artistique du Mouvement International Sisyphiste / Librarie Kyralina, Bucarest, 2022

Mais tout cela est question d’école. 

En vérité, mon seul public, le seul qui m’a importé, a toujours été la femme que j’aime. Et même si elle a changé au cours des années, c’est toujours pour elle que je fais tout ça, le seul public qui agit en moi.

S-BT : Est-ce que tu te sens plus inspiré par un petit espace que par un autre plus grand ou plus ouvert  ?

DC : Ouvert.

L’Ouvert avec un O majuscule.

Peu importe que ce soit un grand ou petit espace, pourvu qu’il soit Ouvert.

Ouvert en lui-même, déplié.

S-BT : Quelle serait la grande puissance d'un artiste/ danseur ?

Sa fragilité, son pouvoir d’être affecté.

C’est aussi une responsabilité, c’est lui qui est garant de l’évolution génétique du corps humain, il est là pour rappeler que l’humain est quelque chose qui doit être dépassé.

Nous sommes un moyen et nous l’affirmons et le célébrons, ça c’est fort!

 


S-BT : Plus que l'art (visuel/ plastique), la danse semble davantage marquée par la virtuosité où plutôt par la question de la virtuosité. Quelle est ton appréciation de cette problématique ?

DC : Il n’y a pas de problème de la virtuosité, ou du moins il n’y en a plus. C’est comme en philosophie le problème d’être vertueux, c’est des problèmes de vieux.

S-BT : Lors de notre dernière rencontre à Bruxelles tu as dis une chose assez essentielle : il y a beaucoup d'artistes plus préoccupé par leur visibilité que leur art. Là-dessus il y a tant de choses à dire !

DC : C’est le manque à être qu’est la vie. Complexe d’infériorité généralisé, névrose institutionnalisé, esclaves marchant sur des esclaves, c’est normal qu’on cherche à devenir quelqu’un, forcement par de mauvais moyens, vouloir sortir du lot, pour pas se sentir comme la multitude, c’est à dire rien. Nous méprisons si fort les lachetés qui nous entourent depuis l’enfance, comment faire pour ne pas avoir cette sensation profonde de honte. Et la seule manière de s’en défaire, c’est de vouloir paraître aux yeux des autres comme les artistes paraissent aux yeux de leurs admirateurs. Mais tout vaniteux vit au dépens de celui qui l’écoute.

Si un artiste fait corps avec son art, il n’utiliserait la visibilité que comme un moyen d’exploration, dangereux, mais parfois utile. Très dur à maîtriser. Quelque chose doit être transfigurée de toute façon, quand on est visible. De là le terrible profil, trop de réseaux, pas assez égyptien, et qui ne montre qu’une image trop pensée, calculée, car tout écran n’est qu’un écran de fumée.

 

Dorian Chavez et Luca Popa, Bruxelles, avril 2023

S-BT : Dans une logique d'autonomie de plus en plus marquée, comment vois-tu le courage ? Sur scène, c'est peut-être encore plus indispensable que dans l'atelier du peintre. D'ailleurs, qu'est-ce que le courage ? Et que faisons nous de la peur ?

DC : Pas confondre le courage avec un certain héroïsme.

Sur scène on est protégé par son protocole, qui est aussi celui qui nous met sur la scène, en vue.

Mais dans l’atelier de l’artiste, il ne se passe finalement pas grand chose, comparé à ce qui se passe dans son système nerveux central.

C’est son ensemble sensori-moteur, c’est son engagement sensible au monde, qui fait le courage, dont l’atelier n’est que la cage.

S-BT : J'ai depuis quelque temps une curiosité troublé à propos de l'idéal du progrès ; on vit un présent qui se montre touché très profondément par une transition générale des catégories. Tu vois dans l'ennui une de ces causes ? Est-ce que ça en fait une base de notre inquiétude ou d'une certaine pulsion vers le (tout) divertissement ?

DC : C’est vrai que les repères, ou comme tu dis si bien « catégories », sont dans un état de transition accéléré. Et comme l’expansion de l’univers, incontrôlable, et dont les limites sans cessent nous échappent.C’est un peu à l’image de ce qui se passe avec les images. Les images aujourd’hui s’enchainent les unes après les autres, nous n’avons pas le temps de les lire, on les parcourt. Non seulement ça nuit aux images et à ce qu’elles ont à nous donner, ça nuit aussi à notre imaginaire qui s’en trouve appauvri et dépossédé, mais ça nuit surtout aux catégories des images: toutes les images ont la même valeur, et nous passons d’une perception à une autre sans se laisser toucher par le message que les anges ont mis dedans, sans créer des liens d’amour particulier et de désir singulier avec l’image, elles se valent toutes. (Et sans parler de la compression des images, acte perpétré par le monde numérique, qui pixélise toutes les courbes de la réalité, et comprime le visible au point où on ne peut plus rien voir, la vue est bouchée, l’Ouvert du paysage intérieur est bouché, on inonde notre espace imaginaire intime et on le compresse pour pouvoir l’archiver, mais il ne nous touche pas.)


Inquiétude et divertissement en sont un effet.


Tout se vaut, et c’est un danger lorsqu’il n’y a plus de hiérarchie de nos perceptions, car nous n’avons plus d’orientation du désir, on ne sait plus vers où notre être penche, et comme notre paysage intérieur est saturé, il est très difficile d’y trouver une place pour l’amour.


A moins qu’il rentre par effraction…

 

S-BT : Après notre visite à Rijksmuseum nous sommes revenus avec de fortes nouvelles impressions ; nous avons retrouvé un Vermeer aussi mystérieux qu'on le connaissait, mais beaucoup plus surprenant. En dehors de tous les autres aspects de son œuvre, Vermeer a développé un rapport très particulier à l'art et sa diffusion, si je peux dire. Il n'est pas le seul pourtant, qui mépriserait une publicité trop poussée, pour ainsi dire. J'emploie des termes contemporains, c'est vrai,  mais le problème est plus ancien qu'il ne le semblerait. Aujourd'hui on fait tout ce qu'il est possible pour mettre en avant tout un sacrifiant un bon nombre de choses, la valeur de son art y compris. (Je me tiens à l'écart du mot valeur, mais bon.) Nous avons parlé de G. de Chirico est sa façon de faire de l'avant-garde en revenant à un quasi-classicisme.

 

DC : Comme avec les catégories, où règne un monde de confusion, l’aspect de la valeur d’une oeuvre, n’a plus l’air d’exister; en tout cas comme par le passé.


Aujourd’hui notre vie est devenue un projet à mener, et par conséquent l’artiste veut mener son projet de carrière. Pour une carrière il faut passer par l’image, l’image de soi en tant qu’artiste. Mais comme les images se valent, rien ne sert de travailler l’image en profondeur, dans son invisibilité; mais plutôt trouver la bonne image, qui impactera au premier coup, et donnera une image adéquate de l’artiste qu’on veut être.

Mais tu me diras que cela vaut pour aujourd’hui, et tu as raison, comme tu as raison de dire que le problème est plus ancien qu’il ne semblerait.

Kafka voulait qu’on brûle ses oeuvres.

Beckett était effondré quand il a gagné le prix Nobel, il a dit: « je n’ai pas été compris »

Certains artistes, ont besoin de se cacher pour naitre, afin de croitre en silence et de ne pas créer de contresens.

Mais il faut créer ce peuple qui manque, ces oreilles capables de recevoir notre chant.

Pour cela certains artistes ont besoin de travailler sur l’image qu’ils donnent d’eux; peut-être ne leurs jetons pas la première pierre.

Chacun travaille comme il peut.

Ceux qui ont besoin de beaucoup de bruit autour d’eux, qu’ils se ploient sous le tonnerre, ainsi ils peuvent éventuellement tirer le meilleur d’eux-mêmes.

D’autres ont besoin de silence et d’un certain anonymat, une discrétion, une pudeur.

Ceux-là, face au bruit d’autres artistes, ne sont pas jaloux, mais bénissent que l’attention soit ailleurs pour pouvoir jouir de l’espace silencieux.

 

S-BT : Et le talent ? Tu y crois ?

 

DC : Oui, mais c’est la vie qui te l’apporte, si jamais un jour tu y atteins.

Le talent surtout est riche quand on y doute. Sa force problématisante réside dans le doute.

Celui qui en créant est pris par les mains du talent, ne le sens pas, ne le sait pas, ne l’énonce pas ; on n'en parle que quand il n’est plus là.

Qu’est-ce que ça serait « ne pas croire au talent » ?

Croire dans le travail?

Certaines oeuvres puent le travail, d’autres en manquent affreusement.

Il y a un moment où il n’y a plus de travail, il n’y a plus un temps pour le travail et un temps pour autre chose; « se mettre au travail » cesse d’exister, on ne fait qu’un avec les raisons pour lesquelles notre être est vivant, c’est tout.

 



J’ai une chance immense d’être artiste, en tout cas de recevoir ces questions en tant qu’artiste, et non pas en tant que philosophe, savant, ou studieux.

Je peux dire des choses sans trop me soucier de la vérité précise, mais aussi laisser le langage jouer avec tous mes sens.

Par contre, même si je m’amuse comme un enfant, il y a un cri au fond de ce que je dis, un fond de vérité qui utilise le jeu pour mieux changer certaines choses dont il devient urgent de se libérer.

 

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